Confidences d’une nappe (en papier)
Nous voici transportés en terre toscane, au cœur d’une vallée irrigant de ses artères viticoles, les abords d’un village aux effluves florentines. La quiétude veille en reine en ces hauts lieux riches d’une végétation si caractéristique à l’Italie. Des collines arborent fièrement des rangées de cyprès se confondant par la brume matinale, dans un ciel qui s’irisera lentement. Cette harmonie se complète de rhapsodies ornithologiques et de mélodies aux accents méditerranéens susurrés par la fluidité d’un ruisseau. Le soleil encore bas et rougeoyant se fait l’annonciateur d’une journée chaude, sous un ciel délivré de toute nébulosité. Un chien folâtre dans les hautes herbes gorgées de rosée. Il s’aventure dans le ruisseau, sautant agilement sur les pierres arrondies et vient s’ébrouer au pied d’un chêne trois fois centenaire. Soudain, des sifflements lointains commencent à lui parvenir. Il reconnaît Giacomino, son maître, et lui répond par quelques aboiements perçants. Giacomino ! Sa bonhomie donne un éclat particulier à ses traits burinés et son regard déjà pétillant. Une paille entre ses lèvres ourlées, il part à la rencontre de l’animal sur le chemin qui mène à la rivière. Il s’installe sur une pierre, le regard fixé sur le liquide cristallin et s’invite en voyage intérieur, au cœur des méandres tumultueux de sa mémoire.
Très vite, les bribes d’une valse arrivent en tourbillon dans son esprit encore vaporeux, mêlant frénétiquement le corps de sa Jeanne et le sien. Puis, résonnent des refrains fredonnés la veille par ses convives. Méditerranéens enracinés à leur terroir et animés d’une même flamme, dont la seule lueur suffit à réveiller les alchimistes du bas jovinien. Leur magie se manifeste en donnant vie et corps à la nappe dont les courbes épousent gracieusement celles des collines avoisinantes. Son enveloppe de papier devient voile argenté et le vent qui la soulève lui confère la fluidité sensuelle d’une danseuse. Ses formes nouvelles s’organisent en chorégraphie éthérée pendant que les accords de violons laissent place à une voix de mezzo-soprano. De la communion intime de ce prélude aux essences d’oliviers et de l’espace jubilatoire ambiant, jaillit une effusion de paroles fécondes. Alors, la nappe étoile devient muse et entame un soliloque relatant le vécu de ses dernières heures.
« Hier soir j’en ai bu de toutes les couleurs ! Si tu savais, Giacomino tout ce que je peux voir, entendre, sentir, essuyer. Avant que ma courte vie ne s’étiole, je rayonne sous le soleil couchant de cette fin d’été. Les couverts viennent orner ma blancheur éclatante de leur finesse argentée et des bouquets de roses libèrent discrètement leurs senteurs. Le soleil se reflète dans le cristal des verres qui sauront apprécier plus tard le sang de la terre. Peu à peu, je me charge de divers mets aux formes, couleurs et odeurs variées. Puis, les convives commencent à emplir le jardin, arrivant seuls, en couple ou par petits groupes. La chaleur accablante de cette journée les dirige instinctivement à l’ombre de la tonnelle habillée de vigne, dont les grappes encore jeunes m’observent secrètement. En une heure, une vingtaine de femmes et d’hommes se retrouvent près de toi. Ton visage respire le bonheur et déjà tes yeux coruscants d’amour parviennent difficilement à se détourner de ta Jeanne retrouvée. Ailleurs, les paroles jaillissent, se croisent, ricochent et se font écho. Elles naissent tantôt de la bouche, tantôt de ces mains latines qui façonnent si bien le verbe, à leur manière. Puis, après un ou deux verres de Chianti, chacun prend place autour de moi. Me voici cernée. Au-dessus de moi émerge un étrange nuage nourri de l’éloquence des paroles volubiles. Je tente frénétiquement de traduire ce mélange de mots mêlés de rires, mais sans grand succès. Le tintement des verres et des couverts nuit à ma concentration. Et bientôt, certains me souillent, d’autres me saoulent, pendant qu’une poignée me caresse en poussant des miettes. Ma blancheur éclatante se teinte d’heures en heures. Cependant, je parviens encore à apprécier les gouttes d’Asti aux arômes si fruités. Elles ont bravé le bord du verre de leur prétendant d’un soir, pour venir mourir héroïquement sur moi. Et je me délecte de temps à autre, d’une croûte de fromage afin d’accompagner le divin breuvage. Ce fragment de festin dont je profite restera imprégné jusqu’au plus profond de mon papier et nourrira mes songes éternels.
Plus tardivement, après avoir ingéré des propos salés, j’entr’aperçois des baisers sucrés et je devine des jambes s’entrelacer au-dessous du banquet, mijotant les prémices d’une nuit coco charnelle … Plus loin, un coin du jardin éclairé par la lune et quelques lampes à pétrole suspendues de-ci de-là, accueille des corps valsant allègrement au rythme du violon. Et toi, Giacomino, tu fais tournoyer ta Jeanne avec ardeur pendant des heures, guidé par l’élan fougueux de ton cœur ! Seul, l’épuisement aura eu raison de votre ballet nocturne.
Petit à petit, les rires s’éteignent, les lumières se vident, le jardin se tait. Le vent léger se lève avec l’aurore, le présent devient passé. Une paire de mains vient définitivement froisser mes fibres déjà déchiquetées afin de les jeter au fond d’un brasier qui fera naître mes cendres.
Giacomino, je ne suis plus qu’un spectre. Un spectre qui, de son vivant, t’aura volontiers servi. Un spectre à l’origine de ces nouveaux fragments de mémoire qui panseront les plaies de ton âme, lorsque les pages de ta vie s’écorneront …
Adieu …
Isabelle Sanchis
Joël Lintz
Copyright © Joël Lintz
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